Le jazz, comme la vie, est plein de « et si ». Et il est tentant de se demander si la prestigieuse carrière solo du géant musical et pionnier du bebop Thelonious Monk aurait pu se concrétiser sans Blue Note Records.
À l’approche de son trentième anniversaire, début 1947, malgré plus d’une décennie de jeu et de composition inspirés, il se demandait si son heure était venue. Miles, Dizzy Gillespie et Charlie Parker étaient acclamés sur la 42e rue (bien qu’ils mentionnent souvent Monk lors des interviews), une situation particulièrement embarrassante pour un New-Yorkais aussi fier.
Mais la situation a commencé à changer pour Monk. Suite à une information de son amie et collègue pianiste Mary Lou Williams, le journaliste/photographe Bill Gottlieb l’a retrouvé pour un article de couverture du magazine Down Beat : « Thelonius [sic] Monk – Genius Of Bop » a été publié dans le numéro du 24 septembre 1947. En conséquence directe, Ike Quebec, directeur artistique et artiste solo de Blue Note, a organisé une visite du cofondateur du label Alfred Lion (et de sa femme Lorraine, qui épousera plus tard le propriétaire de Village Vanguard, Max Gordon) à la maison de Monk sur la 63e rue Ouest.

Dans la chambre exiguë de Monk, le couple a eu droit à une prestation complète au piano solo, comprenant « Round Midnight », « What Now », « Ruby My Dear » et plusieurs morceaux sans titre. Monk a passé l’audition avec brio, mais le hic est venu : les Lions étaient tellement fascinés par sa musique qu’ils voulaient qu’il l’enregistre en moins de deux semaines.
Mais qui accompagnerait Monk ? Son bassiste habituel Gene Ramey et son ami batteur Art Blakey étaient des choix évidents. Mais la section de cuivres choisie était composée de jeunes musiciens qui n’avaient jamais mis les pieds dans un studio d’enregistrement : Billy Smith au ténor, Danny Quebec à l’alto et Idrees Sulieman à la trompette.
Ils se réunissaient dans la chambre de Monk pour des répétitions intenses, jouant principalement des compositions concoctées au Minton’s Playhouse sur la 118e rue Ouest au début des années 1940, où il jouait dans l’orchestre de la maison avec le batteur Kenny Clarke. Certains de ces chefs-d’œuvre étaient caractérisés par son célèbre accord « à moitié diminué », utilisant le triton ou la « quinte atténuée ». C’était une autre façon d’écarter les non-initiés, les « carrés ».

Neuf jours plus tard, Monk, Ramey et Blakey enregistrent « April In Paris », « Ruby My Dear », « Well You Needn’t » et « Off Minor » en trio. Pour une troisième séance, le 21 novembre, Monk fait appel à George Taitt à la trompette et à Sahib Shihab à l’alto et au baryton. Puis le vibraphoniste et soliste vedette Milt Jackson intervient pour une nouvelle séance le 2 juillet 1948, cette fois enregistrée aux studios Apex.
« Genius Of Modern Music Volume 1 » rassemble de nombreux disques classiques enregistrés au cours de ces quatre premières sessions Blue Note. C’est une écoute révélatrice, aussi fraîche qu’une marguerite, qui met en valeur le remarquable sens de l’espace de Monk, son sens de l’humour, son amour de la dissonance, sa virtuosité et sa passion pour le divertissement. C’est un album qui a changé le cours de l’histoire de la musique américaine. Philip Larkin l’a bien résumé dans son « All That Jazz » : « Inattendu, parfois extravagant, suprêmement confiant ».
À l’époque, le marketing de Blue Note, orchestré par Lorraine Lion, mettait l’accent sur les aspects les plus exotiques et imprévisibles du personnage et de la musique de Monk (« Le Grand Prêtre du Bebop »), un choix qui divise l’opinion. Et malgré la passion profonde du label pour la musique, ils ne pouvaient initialement pas vendre beaucoup de disques de Monk. Mais 1948 s’est avérée être l’année la plus chargée de l’artiste à ce jour, et nous nous retrouvons avec ce remarquable jalon de la musique moderne.
Matt Phillips est un écrivain et musicien basé à Londres dont les travaux ont été publiés dans Jazzwise, Classic Pop et Record Collector. Il est l’auteur de « John McLaughlin: From Miles & Mahavishnu To The 4th Dimension » et de « Level 42: Every Album, Every Song ».
Image d’en-tête : Thelonious Monk. Photo : William P. Gottlieb/Collection du Fonds Ira et Leonore S. Gershwin, Division de la musique, Bibliothèque du Congrès.