Paris dans les années 1960. Le jazz était dans l’air. Le pianiste Bud Powell était fraîchement installé, ayant quitté New York en 1959 pour rejoindre une communauté de musiciens expatriés, fêtés par des Gauloises branchées en col roulé noir. Le batteur Kenny Clarke, compagnon de bebop de Powell, était déjà installé dans la capitale française, s’inspirant peut-être du trompettiste Donald Byrd, qui y passa plusieurs mois en 1958, jouant avec son quintet au Chat qui pêche, un club installé dans une cave du Quartier latin. Il reviendra régulièrement à Paris pendant des décennies. « J’ai trouvé un public de connaisseurs qui viennent spécialement pour nous écouter », dit-il. « Je suis convaincu que cela nous a permis de bien mieux jouer. »
Pour les Parisiens, le jazz n’était pas qu’un simple divertissement. Il était considéré comme une forme d’art, au même titre que la littérature et les arts visuels, en lien direct avec les mouvements modernes de défense de la justice sociale et des droits civiques. L’histoire d’amour de la France avec le jazz pourrait avoir débuté dans les années 1920 avec Joséphine Baker, chanteuse, danseuse et vedette de la comédie musicale « La Revue nègre » au Théâtre des Champs-Élysées. Adoptée par les Français comme un trésor national, Baker allait vivre dans un château en Dordogne.

Le jazz a créé des lieux de rencontre le long de la Rive Gauche, le quartier parisien au sud de la Seine, pour les auteurs, les artistes et les mondains, les marginaux, les insurgés et les personnes ayant des idées. La Renaissance de Harlem, ce renouveau culturel des arts et de la culture afro-américaine, a trouvé un écho dans le Paris des années 1920 et 1930 grâce au jazz ; Langston Hughes aurait inventé la poésie jazz alors qu’il travaillait comme serveur et plongeur au Grand Duc, rue Pigalle.
Cole Porter est passé par Paris, tout comme un jeune clarinettiste de la Nouvelle-Orléans nommé Sidney Bechet, qui fut si aimé des Français que même après avoir tiré sur une Française en visant un musicien qui l’avait insulté, ce qui lui a valu d’être emprisonné puis expulsé, il fut toujours accueilli avec jubilation après la guerre pour s’installer définitivement à Paris.
Le jazz prospérait dans la capitale française fraîchement libérée. Louis Armstrong, Dizzy Gillespie et Charlie Parker se produisirent lors de la première édition du Festival International de Jazz en 1948. Miles Davis, alors âgé de 22 ans, accompagné du Tadd Cameron Group, était à l’affiche en 1949, année où il tomba amoureux de la chanteuse et actrice Juliette Gréco, une histoire d’amour qui dura, par intermittence, jusque dans les années 1960. De tous les pays hors des États-Unis, c’est la France que Miles visita le plus, enregistrant la bande originale du film de Louis Malle « Ascenseur pour l’échafaud » (1958), l’année précédant le best-seller ô combien modal « Kind of Blue ».


Le trompettiste Chet Baker débarqua à Paris au milieu des années 1950, et les amateurs de jazz de la capitale restèrent fidèles à ce génie tourmenté pendant des décennies, jusqu’à ses tendres réflexions de la fin des années 1970 (découvrez « Broken Wing (Universal) », un album chanté qu’il enregistra à Paris fin décembre 1978). Coleman Hawkins s’y rendit à plusieurs reprises et réalisa un album sur le thème de Paris, à New York. Il y eut ensuite « Long Tall » Dexter Gordon, le ténor longiligne dont la réputation, malmenée par la substance, changea radicalement après sa signature chez Blue Note en 1960. Des neuf séances studio de Gordon pour le label, « Our Man in Paris » de 1963 (intitulé d’après le roman d’espionnage de Graham Greene de 1958 « Our Man in Havana ») est considéré comme son chef-d’œuvre.
Gordon, alors âgé de 40 ans, vivait à Copenhague et était venu pour une session d’une journée aux studios CBS de Paris, à l’invitation de son ami Alfred Lion, cofondateur de Blue Note. Les Parisiens Bud Powell et Kenny Clarke étaient là, aux côtés du bassiste Pierre Michelot, originaire de Paris, tous prêts à se lancer dans le bebop. Francis Wolff, associé de Lion, supervisait l’album et décida que les standards étaient à l’honneur : « Scrapple from the Apple » de Charlie Parker – rapide, complexe et entraînant ; « Willow Weep for Me » d’Ann Ronell, bluesy ; une interprétation musclée de « Broadway » lié à Count Basie ; un « Stairway to the Stairs » lyrique à souhait ; une réinterprétation torride de « Night In Tunisia » de Dizzy Gillespie, le dernier morceau qui a conféré à l’album son statut de classique intemporel.
De nombreux noms du jazz américain ont depuis élu domicile à Paris. Dee Dee Bridgewater, triple lauréate d’un Grammy, y a résidé de 1986 à 2010, devenant ainsi une icône nationale française. L’auteure-compositrice-interprète Melody Gardot vit à Paris depuis plusieurs années et a été nommée chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, la plus haute distinction culturelle du pays, à l’occasion de la sortie de son album en duo « Entre eux deux » (2022) avec le compositeur et pianiste français Philippe Powell. Parmi les 25 titres de son album « The Essential », qui couvre actuellement sa carrière, figurent des titres en français comme « C’est magnifique » et « La vie en rose ».
Dexter Gordon a été fait Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres en 1986, année de la sortie du film de Bertrand Tavernier « Round Midnight », dans lequel il incarne magnifiquement un saxophoniste new-yorkais installé à Paris en 1959. Onirique et narrativement libre, ce film est un hymne au jazz et aux possibilités offertes par cette forme musicale décalée. C’est aussi, dans l’art comme dans la vie, un instantané d’une époque où Paris était un refuge pour les musiciens de jazz afro-américains.
Jane Cornwell est une Australienne d’origine basée à Londres. Elle écrit sur les arts, les voyages et la musique pour des publications et plateformes au Royaume-Uni et en Australie, notamment Songlines et Jazzwise. Elle est l’ancienne critique de jazz du London Evening Standard .
Image d’en-tête : Paris, France. Alexander Spatari.