Arooj Aftab a toujours été une enfant de la nuit. Ayant grandi à Lahore, au Pakistan, elle écoutait des disques vinyles – jazz, soul, musique sud-asiatique – jusqu’au petit matin, et assistait aux rassemblements sociaux de ses parents, qui duraient toute la nuit, au cours desquels des poèmes en ourdou étaient récités et chantés. Elle se souvient des trajets en voiture dans la capitale, vitres baissées, sentant l’odeur du jasmin qui ne fleurissait qu’à la nuit tombée, et plus tard, des jam sessions de minuit au Berklee College of Music de Boston, où elle a étudié la composition de jazz et l’ingénierie audio.

Déménager à New York en 2009 était une évidence. Ce n’était pas seulement une ville avec des scènes de jazz et de musique expérimentale florissantes et des magasins de disques qui accueillaient favorablement son penchant pour le crate-digging (fouiner des disques vinyles). C’était la ville qui ne dort jamais.

Bienvenue donc à « Night Reign », le quatrième album solo d’Arooj Aftab, un projet inspiré par la nuit et ses années de vie à New York, par son engagement à être fidèle à elle-même. La suite du « Vulture Prince », acclamé par la critique, est une œuvre d’originalité, de candeur et d’authenticité ; de renaissance, de célébration et d’une sorte de dissonance consciente. Un projet dont les neuf morceaux, six en ourdou, trois en anglais, parlent de la nuit comme protagoniste.

« Alors, qu’est-ce que cette personne (la nuit) a à vous offrir ? », interroge la chanteuse, compositrice et productrice, assiss dans les bureaux d’Universal Music à Londres, à une heure indécente du jour. « Elle vous offre la fête jusqu’à 6 heures du matin. La petite réunion du soir avec de vieux amis après de nombreuses années. La conversation avec votre mère malgré le décalage horaire au Pakistan. Le fait de tomber amoureux. La fin du whisky dans la bouteille. Elle vous offre tellement de couleurs. »

Pour aider Arooj Aftab à nous amener dans la nuit et à nous rapprocher de qui elle est, les membres du groupe, dont le bassiste Petros Kampanis et la harpiste « heavy metal » Maeve Gilchrist, aux côtés d’une série d’invités, du vibraphoniste Joel Ross et Cautious Clay à la flûte au poète de spoken word Moor Mother et – sur « Zameen », une chanson pour la paix chantée à l’origine par la légendaire Begum Akhtar indienne – le chanteur/compositeur Marc Anthony Thompson, alias Chocolate Genius.

« Je pense que personne ne fait vraiment quelque chose seul, mais en même temps nous sommes profondément seuls », dit Arooj Aftab avec son esprit réfléchi et érudit. « Il est important de comprendre cette juxtaposition. Il faut être honnête sur ses points forts, puis chercher des gens qui vous comprennent et qui veulent jouer votre musique, afin d’avoir ce beau tandem qui permet de créer quelque chose ensemble. Mais c’est la vision d’une seule personne. C’est la clé. »

Née en Arabie Saoudite, Arooj Aftab construit des mondes avec sa musique, en intégrant des styles qu’elle a gagnés, hérités, empruntés ou recyclés à partir des héritages et des communautés dont elle a appris. Sur « Vulture Prince », elle a créé un diorama d’une immobilité intense et enveloppante, sa voix étonnante changeant de forme, nous emportant, creusant un canal pour le deuil et la guérison. Le morceau phare de cet album, « Mohabbet » – un poème-sonnet ghazal (genre littéraire Perse et d’Asie central) très repris, écrit dans les années 1920 – a remporté en 2022 le Grammy Awards de la Best Global Music Perfomance. « Udhero Na », un morceau de l’édition étendue avec la sitariste Anoushka Shankar, a été nominé l’année suivante.

« J’ai passé plusieurs années à essayer de comprendre comment je présenterais “Mohabbet” », dit-elle à propos de sa chanson et de ses cinq mouvements. « J’ai creusé et creusé jusqu’à ce qu’elle me surprenne, me rende joyeuse, me fasse pleurer. C’était si subtil et complexe que je sentais que personne ne pouvait comprendre à quel point je la trouvais incroyable. Mais tout le monde comprenait. »

Arooj Aftab. Photo : Kate Sterlin / Verve Records.

Arooj Aftab a continué à jouer dans des festivals et des salles de concert du monde entier, réfutant les stéréotypes en buvant du vin, en faisant des blagues et en jurant. Ses chansons, cependant, étaient inévitablement livrées dans un silence absolu. « Je pense qu’une musique comme celle-ci n’existait pas avant », poursuit-elle. « Je pouvais l’entendre dans ma tête et j’ai passé beaucoup de temps à la créer. Aujourd’hui, je dirais que c’est un nouveau genre qui se développe au fil du temps avec de nouveaux collaborateurs et un nombre croissant d’admirateurs. »

Elle a gagné plus de fans avec « Love in Exile », une co-sortie nominée aux Grammy Awards 2023 avec le compositeur/pianiste Vijay Iyer et le multi-instrumentiste Shazad Ismaily (qui a joué sur « Mohabbet »), enregistrée à la volée lors d’une seule session à New York et saluée pour son invention libre et obscure. Arooj Aftab dit qu’elle est allée là où sa voix en tant qu’instrument la menait : « Je la laisse faire ce qu’elle veut faire et ensuite elle le fait, et je me dis : ‘C’est fantastique’ ».

Sur « Night Reign », elle s’écarte également de la tradition. Avec Ismaily au synthé, le premier single « Raat Ki Rani » est un hymne palpitant et subtilement auto-tuné à « une personne dont l’attrait flotte à travers une belle soirée dans un jardin ». « Saaqi » utilise des harmonies vocales superposées (et Iyer au piano) pour parler d’une fille qui assume son pouvoir.

« No Gui (Will Not) » présente un poème écrit par la courtisane et musicienne ourdoue du XVIIIe siècle Malaika Chai Banda, puis imagine cette dernière en conversation avec Chand Bibi, la reine guerrière du XVIe siècle qui a vaincu les armées mogholes sous Akbar – « Ces deux femmes étaient des dures à cuire, à deux cents ans d’intervalle », dit Arooj Aftab d’un ton impassible. « Bolo Na (Don’t Speak) » est une vieille chanson sur l’amour authentique réimaginée comme un cri de ralliement, alors que Moor Mother s’en prend au racisme systématique et à la cupidité.

Portée par Clay, Gilchrist et la guitariste Kaki King sur le somptueux « Last Night Reprise », Arooj Aftab compare son bien-aimé à la lune avec des phrases qui se répètent, dévoilant de nouveaux secrets, et avec le pianiste James Francies transforme le standard de jazz « Autumn Leaves » en quelque chose de liquide, de liminaire, d’or. Il y a de la crudité et de la nostalgie sur « Whisky », ainsi qu’un humour enjoué : « Je suis prête à céder à ta beauté et à te laisser tomber amoureuse de moi », déclare-t-elle, sensuellement et délibérément, en nous faisant tourner la tête.

« Cet album, c’est moi », dit Arooj Aftab. « C’est ma voix et mes histoires, ce qui me rend extrêmement vulnérable mais qui est aussi passionnant. »

Elle s’arrête et sourit. « Oui », ajoute-t-elle. « C’est vraiment excitant. »


Jane Cornwell est une écrivaine australienne basée à Londres qui écrit sur les arts, les voyages et la musique pour des publications et des plateformes au Royaume-Uni et en Australie, notamment Songlines et Jazzwise. Elle est l’ancienne critique de jazz du London Evening Standard .


Crédit photo : Kate Sterlin / Verve Records.